Venise la rouge

Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l’eau,
Pas un falot.

Seul, assis à la Grève,
Le grand lion soulève,
Sur l’horizon serein,
Son pied d’airain.

Autour de lui, par groupes,
Navires et chaloupes,
Pareils à des hérons,
Couchés en rond,

Dorment sur l’eau qui fume,
Et croisent dans la brume,
En légers tourbillons,
Leurs pavillons.

La lune qui s’efface
Couvre son front, qui passe
D’un nuage étoilé
Demi-voilé.

Ainsi, la dame abbesse
De Sainte-Croix rabaisse
Sa cape aux larges plis
Sur son surplis.

Et les palais antiques,
Et les graves portiques,
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,

Et les ponts, et les rues,
Et les mornes statues
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes
Aux longues hallebardes,
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.

— Ah! maintenant plus d’une
Attend, au clair de lune,
Quelque jeune muguet,
L’oreille au guet.

Pour le bal qu’on prépare,
Plus d’une qui se pare,
Met devant son miroir
Le masque noir.

Sur sa bouche embaumée
La Vanina pâmée
Presse encore son amant,
En s’endormant.

Et Narcisa, la folle,
Au fond de sa gondole,
S’oublie en un festin
Jusqu’au matin.

Et qui, dans l’Italie,
N’a son grain de folie ?
Qui ne garde aux amours
Ses plus beaux jours ?

Laissons la vieille horloge,
Au palais du vieux doge,
Lui compter de ses nuits
Les longs ennuis.

Comptons plutôt, ma belle,
Sur ta bouche rebelle
Tant de baisers donnés…
Ou pardonnés.

Comptons plutôt tes charmes,
Comptons les douces larmes
Qu’à nos yeux a coûté
La volupté !

Alfred de Musset

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.