Sylvia me parle d’une période nébuleuse. Cette jeune femme se heurte à une esquive, en me confiant des bribes de son passé. Trop tard, j’ai saisi l’étendue de sa pudeur. Dans sa mémoire, il y a une faille, peut-être une déchirure d’enfance. Un ami surgit avec quelques grammes d’anecdotes dans la balance aux deux plateaux, la mémoire et l’exagération. Raconter une histoire, c’est forcément créer une altération dans sa mémoire. Ne soyons pas hypocrites ou nous aurons l’excuse de l’inconscience ! Nous rectifions fréquemment la réalité.Cet ami se perd dans les futilités et je ne pense qu’à m’extraire de ce dialogue où les souvenirs bondissent comme des fragments d’insouciance. L’amitié pourrait se définir comme un partage de mémoire car les amis passent les trois quarts du temps à évoquer des souvenirs. On entre dans une parcelle de mémoire de l’autre. On reçoit souvent une onction stérile, dérisoire. Et parfois on devient dépositaire d’un souvenir attachant. Je croise les chemins de tant de mémoires qui s’animent, ouvrent le cratère du dialogue. La mémoire est pleine de rires, d’humour. Plus nous sommes enserrés dans les soucis ou les douleurs, plus la mémoire se courbe pour aller chercher la dérision, le rempart le plus aiguisé contre le désarroi. La journée passe vite quand on côtoie ces personnes qui colportent des souvenirs pour ressentir la solide sensation d’exister. J’ai du mal à m’extirper de ces moments, évitant de froisser ou de blesser ces amis qui acheminent leurs doses de mémoire, avec tant d’humilité. Même si j’ouvre difficilement les volets de ma mémoire, cette bâtisse de rêves et de blessures, forcément je suis amené à creuser des ouvertures et à livrer quelques anecdotes sur mon parcours. La mémoire est un appui indéniable. Quand on évoque son enfance, immédiatement des images surgissent avec toutes les molécules du bonheur ou de la souffrance. Aussi, on pourrait dire qu’on ne quitte jamais l’enfance qui est masquée, repoussée, enfouie, oubliée parfois. Mais elle est là, vive et se mélange avec notre parcours. Elle est dans l’ombre de nos actes. La timidité est une déchirure qui n’a pas d’âge. Et au fil de ma vie, de mes audaces, de mes engagements, mes fougues ont évidemment gardé des racines, ces souches d’enfance blessée. Ma mémoire est devenue vivace au point de drainer l’énergie dont j’ai besoin pour monter sur scène.