Dès que l’on marche quelque temps, sans but précis et à son rythme, on se surprend à chanter ou bien à siffloter. Le marcheur est joyeux sans raison particulière mais du simple fait qu’il respire largement, qu’il renoue avec son corps et qu’il accorde de l’attention au monde qui l’entoure. Plus il avance et plus il devient poreux. Ses plantes de pied lui font reprendre contact avec la terre mère et le grand air nettoie ses pensées et ses ruminations diverses. Il se retrouve à la fois enraciné et vacant. Il peut dès lors entrer en relation avec l’arbre, la pierre, le vent, la lumière, jusqu’à se fondre en eux. L’homme qui au lieu d’utiliser un véhicule se déplace sur ses deux pieds ne se contente pas de découvrir la nature : il ressent qu’il fait partie d’elle et cette sensation est apaisante. Autant dire qu’il accepte sa mesure humaine, sa juste place et sa vulnérabilité : il n’est pas plus fort ni plus important que le rocher, le buisson, l’oiseau. A force d’arpenter la forêt, le désert ou la campagne, on finit par ressembler au paysage. L’homme de passage qu’est le marcheur porte une part du monde mais sans forfanterie, sans laisser de trace. Les individus qui se croient puissants et civilisés caparaçonnent leur ego dans une clinquante automobile. Mais la liberté est du côté de la marche : aller à pied, c’est s’oublier pour s’élargir peu à peu aux dimensions de l’univers. Aristote donnait ses leçons en se promenant avec ses disciples sous les portiques du Lycée : aussi qualifia-t-on sa philosophie de péripatéticienne. Socrate arpentait les rues d’Athènes, Diogène refusait d’avoir un domicile fixe et bon nombre de philosophes grecs préféraient se déplacer ici et là plutôt que de s’enfermer dans une tour d’ivoire. En marchant, ils réfléchissaient ou conversaient avec leurs disciples. Ils avaient compris que la véritable intelligence demande la participation de tout le corps, de l’espace même, et qu’elle ne saurait se réduire à la pensée. Une philosophie en marche congédie tout système, elle est ouverte au possible et au questionnement, elle appelle à se transformer incessamment et à se volatiliser, ce qui est le comble de l’harmonie. Voilà pourquoi Socrate n’a pas plus écrit que Jésus. Tchouang-Tseu, quant à lui, nous livre une évidence salutaire : si l’homme peut marcher sur la terre immense, ce n’est pas tant à cause de ses pieds que grâce à tout l’espace qu’il n’occupe pas.
Jacqueline Kelen