Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommencez pour moi votre aimable cours ; coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? Je me levais avec le soleil, et j’étais heureux ; je me promenais, et j’étais heureux ; je voyais maman, et j’étais heureux ; je la quittais, et j’étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j’errais dans les vallons, je lisais, j’étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.
Jean-Jacques Rousseau