Des survivants

Voilà que dans les rues mouillées on croisait des hommes en pyjamas rayés : les premiers déportés qui rentraient. Sur les murs, dans les journaux, des photographies nous révélaient que pendant toutes ces années nous n’avions pas même pressenti ce que signifiait le mot “horreur” ; de nouveaux morts venaient grossir la foule des morts que nos vies trahissaient ; et dans mon cabinet je voyais apparaître des survivants qui eux, ne pouvaient pas se reposer dans le passé. ‘ Je voudrais tant dormir une nuit sans me souvenir”, suppliait cette grande fille aux joues encore fraîches, mais dont les cheveux étaient blancs. D’ordinaire, je savais me défendre ; tous les névrosés qui, pendant la guerre, avaient contenu leur folie, prenaient aujourd’hui des revanches frénétiques et je ne leur accordais qu’un intérêt professionnel ; mais devant ces revenants, j’avais honte : honte de n’avoir pas assez souffert et d’être là, indemne, prête à les conseiller du haut de ma santé…

Simone de Beauvoir

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