Le réaliste

Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc, – ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers. Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté.

Maupassant

La nuit nous trompe

Allons, c’est la nuit. La nuit déforme nos pensées, ce sont les grimaces de l’obscurité, des ténèbres, de l’insomnie, qui nous rendent abêtis de soucis, d’angoisses et de tourments, qu’exagère notre nature. Nous ne sommes pas nyctalopes, nous redoutons le noir, l’absence ou le mensonge des formes, la menace des ombres. La nuit défigure et nous trompe. La nuit on voit tout en noir.

Anne-Marie Garat

L’imperfection

Je n’aime pas la symétrie. J’aime l’imperfection. Mes cercles ne sont jamais tout à fait ronds. C’est un choix, la perfection est froide. L’imperfection donne la vie, j’aime la vie.

Niki de Saint Phalle

L’affluensemence

Je sais,

sous ta chemise,

tes épaules de terre,

les méridiens d’amour,

lignes de force

de ton dos,

ce qui,

sous mes deux mains,

fait corps avec mes ondes

et j’attends, impatiente,

l’heure de ton torse nu.

L’affluensemence de l’amour

dans le sein du langage

clarifie la phrase

et ouvre la syntaxe à d’autres temps.

Mon frémissant,

nous marcherons ensemble jusqu’à

la rive étrange,

la clarté des regards offensant la lumière.

L’enluminure de nos corps enlacés

ornera le premier mot

de l’autre livre.

Chantal Dupuy-Dunier

Se faire désirer

Grave erreur souvent commise par la gent féminine à qui on enseigne bêtement depuis des siècles et de siècles qu’il faut se faire désirer. C’est tout le contraire : il ne faut surtout pas se faire désirer. L’homme du vingt-et-unième siècle est un être prosaïque et impatient à l’égo hypersensible. Si on lui met un râteau, il se vexe et passe à la suivante.

Marie Vareille

Des miroirs avantageux

Qui sommes-nous réellement les uns pour les autres? Des miroirs avantageux, qui poétisent nos moindres tares, jusqu’à ce qu’ils soient fatigués de nous rendre plus beaux que nature, jusqu’à ce qu’ils se ternissent ou volent en éclats, brisant notre reflet pour toujours. Et alors on tente en vain de le recomposer, mais les morceaux se mêlent, et notre visage ne sera plus jamais le même. Plus jamais.

Évelyne de la Chenelière

Dans mon vers je suis libre

Dans mon vers je suis libre : il est ma mer.
Ma mer vaste et dénuée d’horizons…

Dans mes vers je marche sur la mer,
je chemine sur les vagues dédoublées
d’autres vagues, et d’autres vagues. Je marche
sur mon vers; je respire, je vis, je croîs
en mon vers et en lui mes pieds ont
un chemin et mon chemin une direction et mes
mains ont de quoi tenir et mon espoir

de quoi espérer et ma vie a son sens.

Je suis libre en mon vers et il est libre
comme moi. Nous nous aimons. Nous nous avons.

En dehors de lui je suis petite et m’agenouille
devant l’oeuvre de mes mains, la
tendre argile pétrie entre mes doigts…
A l’intérieur de lui, je m’élève et je suis moi même.

Dulce Maria Loynaz, poétesse cubaine.