Le corps a une mémoire

Ce n’est qu’une hypothèse, mais retenez ceci : le corps a une mémoire, votre psyché aussi. Quand le pan d’une falaise s’écroule soudain dans la mer, tout le monde sait bien que ce n’est pas une fêlure spontanée et immédiate qui a provoqué cette chute. Il y a déjà très longtemps que les fissures et les craquements souterrains avaient commencé leur invisible travail de sape.

Philippe Labro

Du bonheur immediat

Les femmes avec lesquelles j’ai vécu, je les avais aimées. Toutes. Et avec passion. Elles aussi m’avaient aimé. mais certainement avec plus de vérité. Elles m’avaient donné du temps de leur vie. Le temps est une chose essentielle dans la vie d’une femme. Il est réel, pour elles. Relatif pour les hommes. Elles m’avaient donné, oui, beaucoup. Et moi, que leur avais je offert? De la tendresse. Du plaisir. Du bonheur immediat. Je n’étais pas mauvais dans ces domaines. Mais après?

Jean-Claude Izzo

La langue, voyage de l’âme

La langue n’est qu’un voyage de l’âme. Elle s’adapte aux conditions extérieures. Elle se transforme, elle invente ou copie, c’est selon. La langue traduit nos vies. Mais quand on se tait pour toujours, quand s’échappent les mots de nos visages chancelants, j’ai envie de penser que demeurent en haleine et dans la bouche du vent qui nous soulève la trace odorante de tous nos appétits, le bouillon de nos aventures, le caramel de nos baisers, le miel de nos écorchures. Des parfums qui se fichent éperdument des frontières, des saveurs qui fondent sur la langue par-delà tous les vocabulaires.

Viviane Chocas

Ma vie est ma vie

Toute ma vie, j’ai eu plusieurs fois par jour le sentiment que ma vie était magnifique ou bien lamentable. Et que le verdict viendrait, peut-être bientôt, d’un virage décisif ou d’un point final qui forcerait la balance d’un côté ou de l’autre. Mais le grand âge m’apprend ceci : ma vie n’est pas magnifique ou lamentable, elle est les deux à la fois. Elle a deux lectures possibles, et encore bien d’autres. Ma vie est ma vie, une suite de moments en tout genre, et je peux la voir à la Houellebecq, à la Walt Disney, à la Victor Hugo, à la Woody Allen… il ne tient qu’à moi.

Elisa Brune

La vie se passe

Chacun poursuit son chemin, personne ne peut jamais vous aimer assez pour vous prendre inlassablement dans les bras. Vous le savez. La vie n’est pas ce conte de fées que vous lisiez autrefois. Parfois, un enfant vient. La lumière se fait plus intense. Vous êtes brûlé au-dedans de vous par quelque chose que vous ne connaissiez pas, qui vous déborde. Il y a cette joie, miraculée, surgie d’on ne sait où, et la solitude, profonde, infinie, qui par moments vous étreint. La vie se passe.

Laurence Tardieu

Miracle de la nature

A bien y réfléchir, le corps de la femme incarne le plus ardent miracle de la nature. Ou, plus précisément, c’est la nature qui en elle se résume en miracle. N’est-il pas vrai que toute la beauté de la nature s’y trouve : douce colline, secrète vallée, source et prairie, fleur et fruit ? Ne faut-il pas appréhender ce corps comme un paysage ?
François Cheng

Soleil illusoire

Je suis toujours étonnée de voir à quel point les gens ont peur du noir, alors qu’ils se sentent en parfaite sécurité pendant la journée, comme si le soleil leur apportait une protection absolue contre les forces du mal. Pourtant c’est faux. Le soleil ne fait que vous bercer de sa douce chaleur, avant de vous balancer tête la première dans la poussière. La lumière du jour n’a pas de vertu protectrice. L’horreur peut surgir à tout moment, le malheur n’attend pas après le dîner.

Katja Millay

Le plaisir de la phrase

Le plaisir de la phrase est très culturel. L’artefact créé par les rhéteurs, les grammairiens, les linguistes, les maîtres, les écrivains, les parents, cet artefact est mimé d’une façon plus ou moins ludique; on joue d’un objet exceptionnel, dont la linguistique a bien souligné le paradoxe : immuablement structuré et cependant infiniment renouvelable : quelque chose comme le jeu d’échecs.

Roland Barthes

Histoires séduisantes

Ce qui me touche et me séduit dans les livres, les films, le théâtre, plus que les histoires elles-mêmes, c’est ce qui les habille. La façon dont on me les raconte, leur texture, le tissu dont elles sont tissées, leur grain comme on dit en photographie.

Jean-Claude Mourlevat

Murmures

Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi.
Carole Martinez (Du domaine des murmures)