C’est que je n’avais plus aucune prise sur moi-même. J’étais personne. Je n’avais pas de désirs, pas de volonté, pas de goût, pas de dégoût. J’avais été entièrement façonnée pour ressembler le plus possible à un modèle humain que je n’avais pas choisi et qui ne me convenait pas. Jour après jour, depuis ma naissance, on avait fabriqué : mes gestes, mes attitudes, mon vocabulaire. On avait réprimé mes besoins, mes envies, mes élans, on les avait endigués, maquillés, déguisés, emprisonnés. Après m’avoir décervelée, après avoir vidé mon crâne de moi, on l’avait bourré de la pensée adéquate qui m’allait comme un tablier à une vache. Et quand il s’est avéré que la greffe avait bien pris, que je n’avais plus besoin de personne pour refouler les vagues qui venaient du tréfonds de ma personne, on m’a laissée vivre, librement.
Marie Cardinal (Les Mots pour le dire)