J’ai remarqué qu’à table, quand j’explique aux gens que j’écris des livres sur la vie émotionnelle des animaux de ferme, j’ai droit à des sourires en coin, comme si j’avais dit quelque chose d’un peu ridicule. Ensuite, chacun reprend une bouchée de son steack, de son tagine d’agneau, de sa fricassée de poulet ou de son rôti de porc sans sembler éprouver la moindre curiosité concernant l’existence de l’animal qu’il est en train de manger.
La question qui me vient alors aux lèvres n’est pas « Que mangez-vous ? », mais « Qui mangez-vous ? ». La souffrance à une si vaste échelle doit-elle être considérée comme une préoccupation ridicule ?
(…) Pourquoi est-il généralement considéré comme ridicule de rappeler que chacun de ces innombrables animaux tués avait une mère, presque toujours des frères et des soeurs, et que certains d’entre eux ont certainement été pleurés par un parent ou regrettés par un ami ? Même s’ils avaient été élevés pour être abattus, cet élevage n’a jamais altéré leurs capacités émotionnelles. Ils avaient des souvenirs, ils ont souffert et ils ont eu du chagrin. Il est bien difficile de justifier une échelle de la souffrance sur laquelle ce qui est « humain » compterait beaucoup tandis que les animaux compteraient peu.
Jeffrey Moussaieff Masson (essayiste américain)