Mois : juillet 2016
Hommes de génie
C’est le sort de presque tous les hommes de génie ; ils ne sont pas à portée de leur siècle ; ils écrivent pour la génération suivante.
Denis Diderot
L’Adieu – Yves Bonnefoy
…Et comme Adam et Ève nous marcherons
Une dernière fois dans le jardin.
Comme Adam le premier regret, comme Ève le premier
Courage nous voudrons et ne voudrons pas
Franchir la porte basse qui s’entrouvre
Là-bas, à l’autre bout des longes, colorée
Comme auguralement d’un dernier rayon.
L’avenir se prend-il dans l’origine
Comme le ciel consent à un miroir courbe,
Pourrons-nous recueillir de cette lumière
Qui a été le miracle d’ici
La semence dans nos mains sombres, pour d’autres
flaques
Au secret d’autres champs « barrés de pierres »?
Certes, le lieu pour vaincre, pour nous vaincre, c’est ici
Dont nous partons, ce soir. Ici sans fin
Comme cette eau qui s’échappe de l’auge.
Yves Bonnefoy (Extrait)
Rimbaud lisons Rimbaud
Pour comprendre Rimbaud lisons Rimbaud, désirons séparer sa voix de tant d’autres voix qui se sont mêlées à elle. Il n’est pas utile de chercher loin, de chercher ailleurs, ce que Rimbaud lui-même nous dit. Peu d’écrivains ont été autant que lui passionnés de se connaître, de se définir, de vouloir se transformer et devenir un autre homme par la connaissance de soi, prenons donc au sérieux cette quête qui est d’ailleurs le plus grand sérieux. Je propose de retrouver une voix, de déchiffrer son vouloir, de ranimer son accent, surtout : ces emportements, cette pureté inimitable, ces triomphes, ces brisements.
Yves Bonnefoy
Les voix de mon poème
Les femmes de ma mémoire
traversent les allées de mon poème
elles vont et viennent
dans leurs vêtements de moire
grand-mère œuvre dans la cuisine
où une tarte aux pommes
exhale son arôme
jusque dans le cœur de ma rime
dans son jardin ma mère suspend
une corde où des anges
en robe blanche
se balancent face au vent
les femmes de ma mémoire
sont les voix de ce poème
dont je retiens sur mes lèvres l’haleine
qui se dépose dans l’or du soir
parées de leur traîne de ciel
des lignées de femmes
jettent alors leur poussière d’âme
puis s’en retournent à tire-d’aile
de l’autre côté des mots
où elles enfantent dans le silence
le poème qui renaît sur la page blanche
et palpite sous le grain de ma peau
Françoise Urban-Menninger
Ombres de la pensée – Alda Merini
Quand j’ai été hospitalisée pour la première fois dans un asile, je n’étais pas beaucoup plus qu’une enfant, j’avais bien sûr deux filles et une certaine expérience derrière moi, mais mon âme était restée simple, propre, attendant toujours que quelque chose de beau se dessine sur mon horizon ; par ailleurs, j’étais poète et je partageais mon temps entre les soins procurés à mes petites filles et les leçons que je donnais à quelques élèves, j’en avais même beaucoup qui venaient à mon école et enjouaient ma maison de leur présence et de leurs cris joyeux. En somme, j’étais une épouse et une mère heureuse, bien que parfois je donnais des signes de fatigue et que mon esprit s’embrumait. J’essayais de parler de ces choses à mon mari mais il semblait ne pas les comprendre et ainsi mon épuisement s’aggrava, et, lorsque ma mère mourut, à laquelle je tenais plus que tout, les choses allèrent de mal en pis si bien qu’un jour, exaspérée par l’immensité du travail et une pauvreté continuelle et puis, qui sait, en proie aux fleuves du mal, je fis un esclandre et mon mari ne trouva rien de mieux que d’appeler une ambulance, ne prévoyant certes pas que l’on m’aurait emmenée à l’hôpital. Mais les lois étaient alors précises et il était établi, encore en 1965, que la femme était soumise à l’homme et que l’homme pouvait prendre des décisions concernant son avenir.
Je fus donc internée à mon insu. Moi, j’ignorais jusqu’à l’existence des hôpitaux psychiatriques puisque je n’en avais jamais vu, mais lorsque je m’y suis retrouvée, là au milieu, je crois qu’à ce moment précis je suis devenue folle au sens où je me suis rendue compte d’être entrée dans un labyrinthe dont j’allais avoir beaucoup de mal à sortir.
Alda Merini (Extrait de La pazza della porta accanto)
Les mots
Les mots n’ont pas toujours besoin d’une destination. On les laisse s’arrêter aux frontières des sensations. Errant sans tête dans l’espace du trouble. Et c’est bien le privilège des artistes : Vivre dans la confusion.
David Foenkinos
La sagesse
La sagesse consiste simplement à finir par apprendre à désirer ce que l’on a, et non pas systématiquement ce que l’on n’a pas. A partir du moment où l’on y parvient, on est non seulement dans la sagesse, mais également libéré.
Boris Cyrulnik
La nuit – Elie Wiesel
Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n’oublierai cette fumée.
Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.
Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi.
Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre.
Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais
Elie Wiesel