La conscience

Il y a dans un coin du cerveau de l’homme, sous la voûte de son crâne, une lumière qui brûle pour lui seul, qui lui fait voir les vrais contours de la vie, qui lui montre, au milieu du vague chemin que lui trace la destinée, le bien et le mal, le juste et l’injuste, la droiture et la félonie ; cette lumière, c’est la conscience !.
Alexandre Dumas (La Conscience)

L’amour et sa loi

L’amour se fout des raisons de son existence. L’amour est un sentiment totalitaire : il n’accepte aucune contradiction, contestation ou controverse. Il vous demande de vous plier à sa loi, de remiser vos facultés intellectuelles derrière des images aux couleurs pastel. Il exige votre servitude et vous promet, en retour, le bonheur de l’irresponsabilité.

Thierry Cohen (Longtemps, j’ai rêvé d’elle)

Lettre de Rimbaud à Verlaine

Les 4 et 5 juillet 1873

Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j’étais maussade avec toi, c’est une plaisanterie où je me suis entêté, je m’ en repens plus qu’on ne peut dire. Reviens, ce sera bien oublié. Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n’est perdu. Tu n’as qu’à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah ! je t’en supplie. C’est ton bien d’ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J’espère que tu sais bien à présent qu’il n’y avait rien de vrai dans notre discussion. L’affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas ? Nous avons vécu deux ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire ? Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que j’aille te trouver où tu es ?
Oui c’est moi qui ai eu tort.
Oh ! tu ne m’oublies pas, dis ?
Non, tu ne peux pas m’oublier.? Moi, je t’ai toujours là.
Dis, réponds à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ?? Sois courageux. Réponds-moi vite. Je ne puis rester ici plus longtemps.? N’écoute que ton bon cœur.
Vite, dis si je dois te rejoindre.
À toi toute la vie.

Rimbaud.

Vite, réponds : je ne puis rester ici plus tard que lundi soir.
Je n’ai pas encore un penny ; je ne puis mettre ça à la poste. J’ai confié à Vermersch tes livres et tes manuscrits. Si je ne dois pas te revoir, je m’engagerai dans la marine ou l’armée. Ô reviens, à toutes les heures je repleure. Dis-moi de te retrouver, j’irai, dis-le-moi, télégraphie-moi — Il faut que je parte Lundi Soir, où vas-tu ? Que veux-tu faire ?

Plus tard, Arthur Rimbaud reprend :

Cher ami, j’ai ta lettre datée « En mer ». Tu as tort, cette fois, et très tort. D’abord, rien de positif dans ta lettre : ta femme ne viendra pas, ou viendra dans trois mois, trois ans, que sais-je ? Quant à claquer, je te connais. Tu vas donc, en attendant ta femme et ta mort, te démener, errer, ennuyer des gens. Quoi ? toi, tu n’as pas encore reconnu que les colères étaient aussi fausses d’un côté que de l’autre ! Mais c’est toi qui aurais les derniers torts, puisque, même après que je t’ai rappelé, tu as persisté dans tes faux sentiments. Crois-tu que ta vie sera plus agréable avec d’autres que moi ? Réfléchis-y ! — Ah ! certes non ! —
Avec moi seul tu peux être libre, et, puisque je te jure d’être très gentil à l’avenir, que je déplore toute ma part de torts, que j’ai enfin l’esprit net, que je t’aime bien, si tu ne veux pas revenir, ou que je te rejoigne, tu fais un crime, et tu t’en repentiras de LONGUES ANNÉES, par la perte de toute liberté, et des ennuis plus atroces peut-être que tous ceux que tu as éprouvés. Après ça, resonge à ce que tu étais avant de me connaître.
Quant à moi, je ne rentre pas chez ma mère. Je vais à Paris. Je tâcherai d’être parti Lundi Soir. Tu m’auras forcé à vendre tous tes habits, je ne puis faire autrement. Ils ne sont pas encore vendus, ce n’est que lundi matin qu’on me les emporterait. Si tu veux m’adresser des lettres à Paris, envoie à L. Forain, 289 rue St-Jacques, pour A. Rimbaud. Il saura mon adresse.
Certes, si ta femme revient, je ne te compromettrai pas en t’écrivant, — je n’écrirai jamais.
Le seul vrai mot, c’est : reviens, je veux être avec toi, je t’aime. Si tu écoutes cela, tu montreras du courage et un esprit sincère.
Autrement, je te plains.
Mais je t’aime, je t’embrasse et nous nous reverrons.

Rimbaud.

L’Adieu – Yves Bonnefoy

…Et comme Adam et Ève nous marcherons
Une dernière fois dans le jardin.
Comme Adam le premier regret, comme Ève le premier
Courage nous voudrons et ne voudrons pas
Franchir la porte basse qui s’entrouvre
Là-bas, à l’autre bout des longes, colorée
Comme auguralement d’un dernier rayon.
L’avenir se prend-il dans l’origine
Comme le ciel consent à un miroir courbe,
Pourrons-nous recueillir de cette lumière
Qui a été le miracle d’ici
La semence dans nos mains sombres, pour d’autres
   flaques
Au secret d’autres champs « barrés de pierres »?
Certes, le lieu pour vaincre, pour nous vaincre, c’est ici
Dont nous partons, ce soir. Ici sans fin
Comme cette eau qui s’échappe de l’auge.

Yves Bonnefoy (Extrait)

Rimbaud lisons Rimbaud

Pour comprendre Rimbaud lisons Rimbaud, désirons séparer sa voix de tant d’autres voix qui se sont mêlées à elle. Il n’est pas utile de chercher loin, de chercher ailleurs, ce que Rimbaud lui-même nous dit. Peu d’écrivains ont été autant que lui passionnés de se connaître, de se définir, de vouloir se transformer et devenir un autre homme par la connaissance de soi, prenons donc au sérieux cette quête qui est d’ailleurs le plus grand sérieux. Je propose de retrouver une voix, de déchiffrer son vouloir, de ranimer son accent, surtout : ces emportements, cette pureté inimitable, ces triomphes, ces brisements.

Yves Bonnefoy

Les voix de mon poème

Les femmes de ma mémoire
traversent les allées de mon poème
elles vont et viennent
dans leurs vêtements de moire

grand-mère œuvre dans la cuisine
où une tarte aux pommes
exhale son arôme
jusque dans le cœur de ma rime

dans son jardin ma mère suspend
une corde où des anges
en robe blanche
se balancent face au vent

les femmes de ma mémoire
sont les voix de ce poème
dont je retiens sur mes lèvres l’haleine
qui se dépose dans l’or du soir

parées de leur traîne de ciel
des lignées de femmes
jettent alors leur poussière d’âme
puis s’en retournent à tire-d’aile

de l’autre côté des mots
où elles enfantent dans le silence
le poème qui renaît sur la page blanche
et palpite sous le grain de ma peau

Françoise Urban-Menninger

Ombres de la pensée – Alda Merini

Quand j’ai été hospitalisée pour la première fois dans un asile, je n’étais pas beaucoup plus qu’une enfant, j’avais bien sûr deux filles et une certaine expérience derrière moi, mais mon âme était restée simple, propre, attendant toujours que quelque chose de beau se dessine sur mon horizon ; par ailleurs, j’étais poète et je partageais mon temps entre les soins procurés à mes petites filles et les leçons que je donnais à quelques élèves, j’en avais même beaucoup qui venaient à mon école et enjouaient ma maison de leur présence et de leurs cris joyeux. En somme, j’étais une épouse et une mère heureuse, bien que parfois je donnais des signes de fatigue et que mon esprit s’embrumait. J’essayais de parler de ces choses à mon mari mais il semblait ne pas les comprendre et ainsi mon épuisement s’aggrava, et, lorsque ma mère mourut, à laquelle je tenais plus que tout, les choses allèrent de mal en pis si bien qu’un jour, exaspérée par l’immensité du travail et une pauvreté continuelle et puis, qui sait, en proie aux fleuves du mal, je fis un esclandre et mon mari ne trouva rien de mieux que d’appeler une ambulance, ne prévoyant certes pas que l’on m’aurait emmenée à l’hôpital. Mais les lois étaient alors précises et il était établi, encore en 1965, que la femme était soumise à l’homme et que l’homme pouvait prendre des décisions concernant son avenir.

Je fus donc internée à mon insu. Moi, j’ignorais jusqu’à l’existence des hôpitaux psychiatriques puisque je n’en avais jamais vu, mais lorsque je m’y suis retrouvée, là au milieu, je crois qu’à ce moment précis je suis devenue folle au sens où je me suis rendue compte d’être entrée dans un labyrinthe dont j’allais avoir beaucoup de mal à sortir.

Alda Merini (Extrait de La pazza della porta accanto)