Quand je suis en face de quelqu’un, je tombe dans son regard. Pour moi, les yeux sont vertigineux. Au fond de la pupille, comme au fond d’un tunnel, je vois approcher quelqu’un qui porte un flambeau. C’est une image que j’ai eue très tôt. Je n’ai pas l’ombre d’un effort à faire, je traverse l’apparence et je sens la personne.
Christiane Singer
Jour : 4 septembre 2016
Ces yeux rencontrés
Des yeux qui ont longtemps regardé la mer !. .. oh ! les yeux clairs et lointains des matelots, les yeux d’eau salée des Bretons, les yeux d’eau douce des mariniers, les yeux d’eau de source des Celtes, les yeux de rêve et de transparence infinie des riverains des fleuves et des lacs, les yeux qu’on retrouve parfois dans les montagnes, dans le Tyrol et dans les Pyrénées ; des yeux où il y a des ciels, de grandes étendues, des aubes et des crépuscules longuement contemplés sur des immensités d’eaux, de roches ou de plaines ; des yeux où sont entrés et où sont restés tant et tant d’horizons ! Comment n’ai-je pas songé plus tôt à tous ces yeux déjà rencontrés ? Je m’explique maintenant mes lentes promenades attardées le long des quais et dans les ports.
Jean Lorrain
Entrer dans un livre
Je connais l’effort qu’il faut pour entrer dans un livre: ce n’est pas donné dès les premières lignes, il faut parfois traverser d’ennuyeuses descriptions, franchir vingt, trente, cinquante pages pour qu’une histoire s’empare de vous; ensuite elle ne vous lâche plus; on est récompensé de son effort au centuple.
Catherine Cusset
La pluie et le ravin
Il pleut, sur le ravin, sur le monde. Les huppes
Se sont posées sur notre grange, cimes
De colonnes errantes de fumée.
Aube, consens à nous aujourd’hui encore.
De la première guêpe
J’ai entendu l’éveil, déjà, dans la tiédeur
De la brume qui ferme le chemin
Où quelques flaques brillent. dans sa paix
Elle cherche, invisible. Je pourrais croire
Que je suis là, que je l’écoute. Mais son bruit
Ne s’accroît qu’en image. Mais sous mes pas
Le Chemin n’est plus le chemin, rien que mon rêve
De la guêpe, des huppes, de la brume.
J’aimais sortir à l’aube.
Le temps dormait
Dans les braises, le front contre la cendre
Dans la chambre d’en haut respiraient en paix
Nos corps que découvrait la décrue des ombres.
II
Pluie des matins d’été, inoubliable
Clapotement comme d’un premier froid
Sur la vitre du rêve ; et le dormeur
Se déprenait de soi et demandait
À mains nues dans ce bruit de la pluie sur le monde
L’autre corps, qui dormait encore, et sa chaleur.
(Bruit de l’eau sur le toit de tuiles, par rafales,
Avancée de la chambre par à-coups
Dans la houle, qui s’enfle, de la lumière.
L’orage
A envahi le ciel, l’éclair
S’est fait d’un grand cri bref,
Et les richesses de la foudre se répandent.)
III
Je me lève, je vois
Que notre barque a tourné, cette nuit.
Le feu est presque éteint.
Le froid pousse le ciel d’un coup de rame.
Et la surface de l’eau n’est que lumière,
Mais au-dessous ? Troncs d’arbres sans couleur, rameaux
Enchevêtrés comme le rêve, pierres
Dont le courant rapide a clos les yeux
Et qui sourient dans l’étreinte du sable.
Yves Bonnefoy
Excédées
Des imprudentes ont même envoyé paître leur soutien-gorge en oubliant que les seins aussi obéissent à la pesanteur.
Paul Guth
L’enfant qui reste en moi
Comme d’autres, je raisonne et parle en années scolaires, de septembre à juin, l’été apparaît alors comme une parenthèse, une période en creux, qui échapperait à la contrainte. J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’une déformation de mère de famille dont le rythme biologique aurait fini par se confondre avec le calendrier scolaire, mais je crois qu’il s’agit surtout de l’enfant qui reste en moi, en nous, dont la vie a pendant si longtemps été découpée en tranches : une trace tenace dans notre perception du temps.
Delphine de Vigan
La maternité
La maternité est un fait alors que la paternité est une idée.
Franco La Cecla