Je traverse l’apparence

Quand je suis en face de quelqu’un, je tombe dans son regard. Pour moi, les yeux sont vertigineux. Au fond de la pupille, comme au fond d’un tunnel, je vois approcher quelqu’un qui porte un flambeau. C’est une image que j’ai eue très tôt. Je n’ai pas l’ombre d’un effort à faire, je traverse l’apparence et je sens la personne.
Christiane Singer

Ces yeux rencontrés

Des yeux qui ont longtemps regardé la mer !. .. oh ! les yeux clairs et lointains des matelots, les yeux d’eau salée des Bretons, les yeux d’eau douce des mariniers, les yeux d’eau de source des Celtes, les yeux de rêve et de transparence infinie des riverains des fleuves et des lacs, les yeux qu’on retrouve parfois dans les montagnes, dans le Tyrol et dans les Pyrénées ; des yeux où il y a des ciels, de grandes étendues, des aubes et des crépuscules longuement contemplés sur des immensités d’eaux, de roches ou de plaines ; des yeux où sont entrés et où sont restés tant et tant d’horizons ! Comment n’ai-je pas songé plus tôt à tous ces yeux déjà rencontrés ? Je m’explique maintenant mes lentes promenades attardées le long des quais et dans les ports.
Jean Lorrain

Entrer dans un livre

Je connais l’effort qu’il faut pour entrer dans un livre: ce n’est pas donné dès les premières lignes, il faut parfois traverser d’ennuyeuses descriptions, franchir vingt, trente, cinquante pages pour qu’une histoire s’empare de vous; ensuite elle ne vous lâche plus; on est récompensé de son effort au centuple.

Catherine Cusset

La pluie et le ravin

Il pleut, sur le ravin, sur le monde. Les huppes

Se sont posées sur notre grange, cimes

De colonnes errantes de fumée.

Aube, consens à nous aujourd’hui encore.

De la première guêpe

J’ai entendu l’éveil, déjà, dans la tiédeur

De la brume qui ferme le chemin

Où quelques flaques brillent. dans sa paix

Elle cherche, invisible. Je pourrais croire

Que je suis là, que je l’écoute. Mais son bruit

Ne s’accroît qu’en image. Mais sous mes pas

Le Chemin n’est plus le chemin, rien que mon rêve

De la guêpe, des huppes, de la brume.

J’aimais sortir à l’aube.

Le temps dormait

Dans les braises, le front contre la cendre

Dans la chambre d’en haut respiraient en paix

Nos corps que découvrait la décrue des ombres.

II

Pluie des matins d’été, inoubliable

Clapotement comme d’un premier froid

Sur la vitre du rêve ; et le dormeur

Se déprenait de soi et demandait

À mains nues dans ce bruit de la pluie sur le monde

L’autre corps, qui dormait encore, et sa chaleur.

(Bruit de l’eau sur le toit de tuiles, par rafales,

Avancée de la chambre par à-coups

Dans la houle, qui s’enfle, de la lumière.

L’orage

A envahi le ciel, l’éclair

S’est fait d’un grand cri bref,

Et les richesses de la foudre se répandent.)

III

Je me lève, je vois

Que notre barque a tourné, cette nuit.

Le feu est presque éteint.

Le froid pousse le ciel d’un coup de rame.

Et la surface de l’eau n’est que lumière,

Mais au-dessous ? Troncs d’arbres sans couleur, rameaux

Enchevêtrés comme le rêve, pierres

Dont le courant rapide a clos les yeux

Et qui sourient dans l’étreinte du sable.

Yves Bonnefoy

L’enfant qui reste en moi

Comme d’autres, je raisonne et parle en années scolaires, de septembre à juin, l’été apparaît alors comme une parenthèse, une période en creux, qui échapperait à la contrainte. J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’une déformation de mère de famille dont le rythme biologique aurait fini par se confondre avec le calendrier scolaire, mais je crois qu’il s’agit surtout de l’enfant qui reste en moi, en nous, dont la vie a pendant si longtemps été découpée en tranches : une trace tenace dans notre perception du temps.
Delphine de Vigan